L’étrange entreprise derrière la volte-face de l’OMS sur l’hydroxychloroquine

L’Organisation mondiale de la Santé qui reconnaît avoir arrêté trop vite les tests sur l’hydroxychloroquine, un journal scientifique de référence qui voit sa réputation entachée : ce micmac scientifique de grande ampleur en pleine crise sanitaire doit beaucoup aux étranges affaires d’une petite entreprise de l’Illinois nommée Surgisphere.
C’est l’un des virages à 180 degrés les plus rapides de l’histoire de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS). Celle-ci a annoncé, mercredi 3 juin, son intention de reprendre les essais cliniques sur l’utilisation de l’hydroxychloroquine pour traiter les patients atteints par le Covid-19… dix jours seulement après les avoir arrêtés.

C’est un nouveau chapitre à ajouter à l’histoire déjà très mouvementée de ce médicament antipaludéen que le président américain Donald Trump assure avoir pris pour se protéger du coronavirus. Un rebondissement qui entache aussi la réputation de la très respectée revue scientifique britannique The Lancet. L’OMS avait, en effet, décidé de couper court à ses tests sur l’efficacité de l’hydroxychloroquine à la suite de la publication d’un article dans ce journal « démontrant » que ce traitement augmentait le risque de complications cardiaques chez les patients souffrant du Covid-19. D’autres centres de recherches ont suivi cet exemple. Des décisions lourdes de conséquences en pleine pandémie, alors que la course pour trouver un remède efficace bat son plein.

Surgisphere et ses cinq employés
Sauf que The Lancet a publié, le 3 juin, une « mise en garde » concernant le fameux article, suggérant qu’il y avait peut-être anguille sous roche. Il était temps : une partie de la communauté scientifique fulminait depuis plus d’une semaine contre cette étude aux conclusions jugées discutables par les plus polis et complètement bidons pour les plus remontés.

L’ire des chercheurs, résumée dans une lettre ouverte signée par plus de 100 scientifiques, vise tout particulièrement Surgisphere, une petite entreprise américaine de biotech dirigée par l’un des co-auteurs de l’étude controversée.
C’est elle qui a fourni toutes les données médicales ayant permis d’évaluer l’impact de l’hydroxychloroquine. En tout, les auteurs de l’étude affirment avoir eu accès, grâce à Surgisphere, aux informations de santé de plus de 96 032 patients contaminés par le coronavirus et hospitalisés dans 671 hôpitaux situés sur les six continents.
Une gigantesque base de données… dont personne, ou presque, n’avait entendu parler jusqu’à présent. Et pour cause : l’entreprise de l’Illinois qui la gère semble sortie de nulle part en quelques mois. Sapan Desai, le PDG de Surgisphere et ancien chirurgien, assure qu’elle a été fondée en 2009 et travaille à glaner ces données médicales ultra-sensibles depuis des années.

Pourtant sur LinkedIn, la page qui lui est consacrée liste seulement cinq employés qui, à l’exception de Sapan Desai, ont tous rejoint la société en 2020. Le profil des collaborateurs de Surgisphere ne donne pas l’impression d’une équipe à la pointe de l’innovation technologique dans le domaine de la santé, souligne The Guardian, qui a mené son enquête. « L’un d’entre eux écrivait auparavant des nouvelles de science-fiction tandis qu’une autre était modèle pour adulte et hôtesse d’accueil », résume le quotidien britannique.

Données fabriquées ?
Comment une si petite équipe a-t-elle pu obtenir d’autant d’hôpitaux les données médicales d’un si grand nombre de patients ? C’est la question à un million d’euros pour Peter Ellis, un statisticien australien, qui s’est aussi penché sur l’étrange cas de la petite entreprise de l’Illinois, dans un long billet de blog. Officiellement, Surgisphere fournit une plateforme technologique dopée « à l’intelligence artificielle et au big data » à plus de 1 000 hôpitaux et cliniques pour les aider à traiter plus efficacement toutes les informations médicales sur leurs patients. En échange de ce service, Surgisphere peut récupérer toutes ces données, qui sont « anonymisées », afin de les mettre à disposition de la communauté scientifique.

Mais construire un tel réseau de partenariats prend énormément de temps, assure Peter Ellis, qui a travaillé à plusieurs reprises avec le gouvernement australien pour gérer d’importantes bases de données. Il faut convaincre tous les échelons d’un hôpital, des équipes administratives et médicales jusqu’aux responsables de la sécurité informatique, du sérieux de la démarche. Après tout, il s’agit du traitement d’informations personnelles parmi les plus sensibles qui existent (historique médical complet, résultats de radio, données sur les médicaments utilisés, etc.). Qu’une petite entreprise privée quasi-inconnue se retrouve en possession d’un tel trésor constitue potentiellement « un scandale bien plus grand que celui des données Facebook récupérées par Cambridge Analytica« , estime Peter Ellis.

Déployer un tel système est aussi onéreux. Le statisticien australien évalue le coût d’un tel chantier à au moins 300 000 dollars par hôpital et ne serait pas « surpris que chaque installation coûte un million de dollars ». Surgisphere devrait donc disposer de fonds conséquents. Il n’y a aucune information publique sur le budget de cette jeune pousse, mais Dun & Bradstreet, une société qui collecte des données financières d’entreprises dans le monde entier, a évalué les revenus de Surgisphere à seulement 45 245 dollars. Autant d’éléments qui amènent Peter Ellis a soutenir que « les données fournies pour l’article du Lancet sont probablement fabriquées de toutes pièces ».

D’autres scientifiques, qui ont signé la lettre ouverte, ne sont pas loin de partager cet avis… mais pour des raisons différentes. Ils estiment que les chiffres avancés par l’étude ne correspondent pas à la réalité du terrain. Les auteurs affirment, par exemple, avoir eu accès aux informations de 600 Australiens contaminés par le Covid-19 au 21 avril, dont 73 seraient morts de la maladie. Problème : il n’y avait officiellement que 67 décès dus au coronavirus à cette date en Australie, comme l’a révélé The Guardian. Sapan Desai a reconnu l’erreur, expliquant qu’elle venait d’un hôpital qui avait, à tort, été classé comme australien alors qu’il « dépendait du continent asiatique ».

La précision des données pour l’Afrique a également éveillé les soupçons. Il semble impossible que Surgisphere a pu obtenir en si peu de temps des informations médicales détaillées sur plus de 25 % de l’ensemble des patients contaminés par le Covid-19 sur le continent au 21 avril, soutient James Watson, un chercheur britannique basé en Thaïlande, qui a cosigné la lettre ouverte. Même les hôpitaux privés les mieux dotés financièrement ont rarement un système informatisé parfaitement à jour de toutes les données sur leurs patients, ajoute Anthony Etyang, un épidémiologiste kényan interrogé par le site The Scientist.

urgisphere annonce un audit indépendant
Mais l’étude du Lancet n’est pas le seule à exploiter la base de données de Surgisphere, note le magazine américain Science. Il n’y en a pas eu beaucoup d’autres, mais elles ont eu un impact réel sur les politiques de lutte contre le Covid-19. L’une d’entre elle démontrait que l’ivermectine, un médicament utilisé pour traiter diverses maladies comme la gale, réduisait le taux de mortalité des personnes contaminées par le coronavirus. Ce résultat a poussé le gouvernement péruvien à ajouter ce médicament à la liste des traitements recommandés contre le Covid-19.

Une autre, publiée par le New England Journal of Medicine, concluait que certains traitements communs pour les problèmes cardiaques n’augmentaient pas le risque de complication en cas de contamination par le coronavirus. Comme The Lancet, le New England Journal of Medecine a décidé de publier un avertissement concernant la fiabilité de cette étude.

Face aux critiques, Surgisphere a annoncé qu’un audit indépendant allait évaluer au plus vite sa base de données scientifiques. Interrogé par The Guardian, Sapan Desai continue à défendre les conclusions des différentes études auxquelles il a participé affirmant qu’il y avait « une incompréhension fondamentale de ce que nous faisons et de la manière dont notre système fonctionne ». Il n’a, cependant, pas voulu en dire plus au quotidien britannique sur sa plateforme technologique et refuse toujours de dévoiler la liste des hôpitaux avec lesquels Surgisphere travaille. Ce serait une question de « confidentialité des données », assure-t-il.

L’hydroxychloroquine n’avait, en tout cas, pas besoin de ce nouveau scandale. Après les controverses à propos des travaux du professeur Didier Raoult, les affirmations à l’emporte-pièce de Donald Trump sur « le remède miracle », la volte-face de l’OMS et les révélations sur Surgiphere achèvent de faire de ce médicament anti-malaria la mauvaise saga scientifique de cette pandémie.

Auteur : Rfi

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